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La place
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Il reconnaissait les oiseaux à leur chant et regardait le ciel chaque soir pour savoir le temps qu’il ferait, froid et sec s’il était rouge, pluie et vent quand la lune était dans l’eau, c’est-à -dire immergée dans les nuages. Tous les après-midi il filait à son jardin, toujours net. Avoir un jardin sale, aux légumes mal soignés indiquait un laisser-aller de mauvais aloi, comme se négliger sur sa personne ou trop boire. C’était perdre la notion du temps, celui où les espèces doivent se mettre en terre, le souci de ce que penseraient les autres.
Campé de plain-pied dans la classe ouvrière en pleine contrée normande, le père d’Annie Ernaux représentait déjà lui-même une évolution par rapport à ses propres parents, qui ne s’exprimaient encore au tournant du 20e siècle qu’en patois. Mais c’est la distance instaurée entre elle et son père par l’éducation supérieure de l’auteure, plus tard, dans une société d’après-guerre, qui tisse le récit de La place. Les espoirs de son père, la perception de sa place dans le monde, celle qu'il espère pour sa fille: tout y est. Le livre passe aussi en revue les sacrifices auxquels on consent et ceux qui attendent, tapis, sournois, dans le tournant, au fur et à mesure de la scolarité d’un enfant, pour les familles loin des grandes villes.
Souvent, sérieux, presque tragique : « Écoute bien à ton école! » Peur que cette faveur étrange du destin, mes bonnes notes, ne cesse d’un seul coup. Chaque composition réussie, plus tard chaque examen, autant de pris, l’espérance que je serais mieux que lui.
Vague culpabilité d’Annie Ernaux, disons un fatalisme mêlé de regret, devant l’écart intellectuel qui s’installe au fil du temps, en dépit de la fierté sans équivoque du père à l'endroit du chemin parcouru par sa fille. À la fois tendresse envers le vieil homme et ses manies campagnardes et questionnement continuel envers les différences de classe qui se multiplient au fil des hautes études. Autant de marqueurs successifs d’un embourgeoisement minant petit à petit le naturel des relations familiales alors que progresse l’éducation supérieure.
Mon père est entré dans la catégorie des gens simples ou braves gens. Il n’osait plus me raconter des histoires de son enfance. Je ne lui parlais plus de mes études.
C’est assez crève-cœur, ce livre : à une autre époque et en d'autres lieux, j’ai connu un peu la même chose, un jour, en quittant ma région natale pour les cieux plus généreux et l’excitation continuelle de « la grande ville ». En marge d’un fossé culturel et intellectuel qui se creuse toujours davantage, on sent aussi dans le récit d’Annie Ernaux le poids que représente le souci de l’opinion des autres, dans son patelin natal. Une réalité qui n’a rien à voir avec une vie citadine assumée et une différence qu’encore une fois je ne reconnais que trop bien.
Mon père était heureux d’accueillir ces jeunes filles si bien élevées, leur parlait beaucoup, par souci de politesse évitant de laisser tomber la conversation, s’intéressant vivement à tout ce qui concernait mes amies. La composition des repas était source d’inquiétude, « est-ce que mademoiselle Geneviève aime les tomates? ». Il se mettait en quatre. Quand la famille d’une de mes amies me recevait, j’étais admise à partager de façon naturelle un mode de vie que ma venue ne changeait pas. […] En donnant un caractère de fête à ce qui, dans ces milieux, n’était qu’une visite banale, mon père voulait honorer mes amies et passer pour quelqu’un qui a du savoir-vivre. Il révélait surtout une infériorité qu’elles reconnaissaient malgré elles.
Annie Ernaux ne fait pas dans les formules alambiquées, ni dans les écrits interminables. Au contraire, dans des mots simples et en une centaine de pages à peine, elle touche pourtant à des vérités essentielles et des sentiments complexes. J’avais lu il y a quelque temps déjà Les années; je reconnais aujourd’hui dans La place ce qui m’avait séduit à l’époque.
Campé de plain-pied dans la classe ouvrière en pleine contrée normande, le père d’Annie Ernaux représentait déjà lui-même une évolution par rapport à ses propres parents, qui ne s’exprimaient encore au tournant du 20e siècle qu’en patois. Mais c’est la distance instaurée entre elle et son père par l’éducation supérieure de l’auteure, plus tard, dans une société d’après-guerre, qui tisse le récit de La place. Les espoirs de son père, la perception de sa place dans le monde, celle qu'il espère pour sa fille: tout y est. Le livre passe aussi en revue les sacrifices auxquels on consent et ceux qui attendent, tapis, sournois, dans le tournant, au fur et à mesure de la scolarité d’un enfant, pour les familles loin des grandes villes.
Souvent, sérieux, presque tragique : « Écoute bien à ton école! » Peur que cette faveur étrange du destin, mes bonnes notes, ne cesse d’un seul coup. Chaque composition réussie, plus tard chaque examen, autant de pris, l’espérance que je serais mieux que lui.
Vague culpabilité d’Annie Ernaux, disons un fatalisme mêlé de regret, devant l’écart intellectuel qui s’installe au fil du temps, en dépit de la fierté sans équivoque du père à l'endroit du chemin parcouru par sa fille. À la fois tendresse envers le vieil homme et ses manies campagnardes et questionnement continuel envers les différences de classe qui se multiplient au fil des hautes études. Autant de marqueurs successifs d’un embourgeoisement minant petit à petit le naturel des relations familiales alors que progresse l’éducation supérieure.
Mon père est entré dans la catégorie des gens simples ou braves gens. Il n’osait plus me raconter des histoires de son enfance. Je ne lui parlais plus de mes études.
C’est assez crève-cœur, ce livre : à une autre époque et en d'autres lieux, j’ai connu un peu la même chose, un jour, en quittant ma région natale pour les cieux plus généreux et l’excitation continuelle de « la grande ville ». En marge d’un fossé culturel et intellectuel qui se creuse toujours davantage, on sent aussi dans le récit d’Annie Ernaux le poids que représente le souci de l’opinion des autres, dans son patelin natal. Une réalité qui n’a rien à voir avec une vie citadine assumée et une différence qu’encore une fois je ne reconnais que trop bien.
Mon père était heureux d’accueillir ces jeunes filles si bien élevées, leur parlait beaucoup, par souci de politesse évitant de laisser tomber la conversation, s’intéressant vivement à tout ce qui concernait mes amies. La composition des repas était source d’inquiétude, « est-ce que mademoiselle Geneviève aime les tomates? ». Il se mettait en quatre. Quand la famille d’une de mes amies me recevait, j’étais admise à partager de façon naturelle un mode de vie que ma venue ne changeait pas. […] En donnant un caractère de fête à ce qui, dans ces milieux, n’était qu’une visite banale, mon père voulait honorer mes amies et passer pour quelqu’un qui a du savoir-vivre. Il révélait surtout une infériorité qu’elles reconnaissaient malgré elles.
Annie Ernaux ne fait pas dans les formules alambiquées, ni dans les écrits interminables. Au contraire, dans des mots simples et en une centaine de pages à peine, elle touche pourtant à des vérités essentielles et des sentiments complexes. J’avais lu il y a quelque temps déjà Les années; je reconnais aujourd’hui dans La place ce qui m’avait séduit à l’époque.
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Candi
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Sep 16, 2020 06:52PM

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Thanks, Candi! I was lucky on that count: English is easier to pick up as a second language. I've also been wanting to learn Dutch for a while now - Arabic too! - but I can't picture that happening anytime soon: real life gets in the way.


The single destination where English didn't much do the trick in my travels, I resorted to miming. But you know what? Asking for a wake-up call makes for a long and ridiculous mime sequence, trust me. What language would you learn, given the choice?


Where is there a translator button?? Or, do you mean on Google?


That's a lovely thing to say. Gracias, Guille. I haven't read her whole Å“uvre, not by a long shot, but every time I pick up one of her books I'm impressed with her depth and her gentle approach. I'm likely to slowly make my way through her repertoire. Looking forward to your impressions if you do choose to revisit her ponderings.

That's a lovely thing to say. Gracias, Guille. I haven't read her whole Å“uvre, ..."
Volveré, ya lo creo que sÃ. Un abrazo, compañero.


Thanks for your kind words, Ilse. By the sound of it, you find yourself in shoes similar to mine and I believe you'll appreciate once more, through their usual grace and lack of artifice, Ernaux's thoughts on this particular predicament. I'll definitely keep an eye out for your impressions when you get around to reading this one.